Conversation avec Maite Fourcade, paysagiste
La première question que j'ai eue à l'esprit, comme notion de paysage, est celle de la frontière... J'ai fait un repérage pour m'imprégner des lieux, et, par la suite, cette question de limite du territoire est devenue un sujet d'interrogation... et de transgression...
C'est vrai que, dans le paysage, l'entité du pays d'Orthe ne se voit pas. Je ne sais pas si on ressent l'identité réelle, on est dans un paysage où plusieurs identités se rencontrent, aussi, on a toujours cette notion de frontière puisqu'on ne sait pas où ça s'arrête, quel est le cœur, quel est le centre... Et ça vaut à la fois pour des entités géographiques mais aussi culturelles. Ce sont plusieurs petits pays qui viennent se rencontrer dont le fil conducteur est l'eau autour des Gaves, de l'Adour et de la confluence... Donc, c'est à la fois un point de rencontres géographiques et un point de rencontres de plusieurs cultures.
Quand on découvre le pays, on met un certain temps à trouver des repères... D'emblée, j'ai éliminé certains axes de prises de vue pour faire des choix de proximité avec le paysage en essayant d'aller au plus près de la nature, on s'aperçoit qu'elle change très vite...
C'est la présence de l'eau qui exacerbe le côté nature. Les plantes poussent vite... d'une saison à l'autre, les paysages peuvent très vite évoluer s'il n'y a plus le contrôle de l'homme sur un territoire.
Justement, ce qui m'a intéressé, c'est de séjourner à des saisons différentes, de vivre les variations comme des paysages successifs. L'été, dans les plaines basses, on est complètement envahi par la nature et en saison d'hiver, on découvre des surfaces planes où l'horizon est dégagé.
Mais moins accessibles peut-être... c'est souvent inondé, l'accès est assez difficile, donc on peut moins approcher les berges...
Là, on aborde la problématique de l'eau qui est particulièrement liée à l'histoire du pays, la boue est assez présente...
Je crois que la boue a toujours été quelque chose à combattre par le drainage. Elle est très présente dans les barthes. En fait, les inondations viennent de la remontée de la nappe phréatique qui est très proche du sol, elle affleure. En hiver, les nappes gonflent et l'eau remonte à la surface. C'est pour cette raison qu'on a toujours un côté marécageux, surtout dans les barthes basses. Il faut enjamber les fossés pour aller dans les champs... c'est une adaptation à un milieu spécifique.
C'est le fait d'avoir asséché les barthes qui morcelle le paysage avec le réseau de drainage, avec les canaux, les baradeaux... ce qui veut dire qu'il faut des espèces végétales adaptées à un terrain humide...
Autrefois, il y avait un système assez élaboré pour cultiver les plantes qui avaient le moins besoin d'eau sur les parties les plus hautes, donc, il y avait une gradation, les parties humides étaient plutôt des zones de pâture. Aujourd'hui, il y a du maïs un peu partout, on tient moins compte de l'essence même du sol, et en asséchant, on se pose moins la question de l'équilibre entre un sol particulier et une plante. Ce qui a fait beaucoup évoluer les paysages des barthes... de paysages très diversifiés, très compartimentés, on est passé à la maïsiculture intensive. Il n'y a que les kiwis qui ressortent un peu de cette étendue, ils contribuent à la diversité des paysages. Le maïs, au contraire, c'est une mer... avec de très grandes parcelles.
Mais un champ ne peut pas être immense puisque la taille des parcelles est limitée par la morphologie même du paysage...
C'est limité entre le cours d'eau et le coteau.
Je m'étais imaginé le pays d'Orthe comme une sorte de cercle, mais comme il est traversé par les Gaves et l'Adour, en suivant les berges, on s'échappe de la sphère... L'eau vient d'ailleurs et part ailleurs. Il n'y a pas de délimitation, c'est un passage qui nous emmène plus loin, il y a l'idée du temps avec l'eau, on la suit...
Sur un plan géographique, si on coupe le paysage perpendiculairement à la plaine, on est limité par les deux coteaux, on reste dans le lit du cours d'eau, alors que si on prend le paysage dans l'autre sens, on est tenté de suivre la berge, on ne voit pas de limites franches parce que la présence de l'eau induit un paysage plus ou moins similaire, une mise en valeur agricole qui va être semblable sur toute la longueur du cours d'eau. On ne sent pas vraiment de frontières... Par contre, on sent constamment une confrontation entre ce qui est plutôt naturel, là où la végétation pousse de manière exagérée puisqu'il y a l'eau et un climat propice, donc une nature assez débridée, presque une petite jungle... et des paysages agricoles très structurés avec des formes géométriques. On a toujours cette confrontation dans les paysages, on a quand même des conflits entre la nature et une agriculture plutôt écrasante.
Personnellement, j'ai trouvé que ce paysage avait une dimension humaine... et, indirectement, dans les photographies, il y a une forte présence humaine . J'ai voulu travailler sur cet aspect mouvant entre la nature et les actions de l'homme. Le paysage induit cela, un rythme alterné entre ordre et désordre. C'est une histoire d'équilibre et c'est fragile... Oui, c'est fragile. Les barthes, par définition, c'est l'ancien lit du fleuve...
C'est le lit principal du fleuve, c'est-à-dire tout l'espace sur lequel le fleuve a pu divaguer au cours des siècles mais qui ne divague plus aujourd'hui parce que les berges ont été contenues par l'intervention de l'homme. Les barthes, c'est l'ensemble des plaines inondables, toute la plaine prise entre les deux coteaux. Dans les barthes, on distingue deux entités. La barthe haute, la plus proche de la berge qui, paradoxalement, est la plus sèche puisqu'elle est légèrement surélevée par rapport au cours d'eau, et la barthe basse au pied du coteau qui, elle, reçoit toutes les eaux de ruissellement et toutes les eaux de remontée de la nappe. En fait, c'est la partie la plus éloignée du cours d'eau qui est la plus humide.
Ce qui est curieux, car, lorsque l'eau est très haute, puisqu'il y a aussi l'influence des marées, il y a des moments où le niveau semble être plus haut que celui de la barthe... ça semble un peu irréel.
Plus haut que le bas du coteau... Ça veut dire que le pied du coteau est au même niveau que le cours d'eau. La berge est un peu surélevée. Et c'est là d'ailleurs qu'on retrouve toutes les habitations, près du cours d'eau, avec une architecture particulière puisqu'elles sont adaptées aux crues éventuelles...
Il y a un autre conflit, comme une rivalité entre les Gaves réunis et l'Adour à leur point de rencontre et, en même temps, la confrontation physique des deux cours d'eau est magique...
Les Gaves ont des paysages très différents de l'Adour, ils viennent de la montagne, ils sont semblables à un torrent. Il y a des falaises rocheuses où l'eau va plus vite. C'est assez différent comme conception du cours d'eau. L'eau des Gaves est plus brassée, il y a du courant alors que l'Adour a un lit très large et l'eau est plus boueuse et donc, on voit très bien, à la confluence du Bec du Gave, la différence de couleurs où l'eau des Gaves est plus bleue et l'eau de l'Adour plus marron, elle reflète moins.
J'avais l'impression que ça se voyait plus à marée basse, pas à marée basse mais quand la marée descend...
On voit mieux les limons...
Je parlais de conflit parce que Jean Rameau, dans son livre Peyrehorade 1933 décrit les deux cours d'eau et, à la confluence, l'Adour s'impose sur les Gaves, on voit arriver cette courbe marron clair qui prend le pas sur l'eau bleue glacée.
Elle disparaît...
Et il conclut "Il y a des injustices pour les rivières comme pour les hommes". Ça semble être une lutte entre les cours d'eau dont le plus énergique se serait fait une raison.
Oui, pourtant, le mouvement est plus présent dans les Gaves que dans l'Adour où l'eau est parfois presque stagnante.
C'est assez complexe parce qu'il y a également le mouvement des marées qui s'exerce jusqu'ici...
L'influence de l'océan met la boue en valeur puisque, lorsque la marée descend, on la retrouve sur les berges. Là aussi, on voit l'influence de la côte Atlantique, donc, de l'océan. On est à la frontière avec des paysages du littoral landais et du littoral basque qui influent le long de l'Adour.
Il y a quelque chose de singulier dans le pays d'Orthe, c'est qu'on voit très peu d'enclos autour des champs et autour des jardins... Souvent, il n'y a pas de réelle limite de propriété. Elle reste naturelle, il n'y a pas de rupture selon une conception un peu individualiste...
Il y a toujours eu un usage collectif. Le fait de devoir drainer les terres pour pouvoir les cultiver, il y avait une responsabilité collective des canaux... il y a un passé, une culture commune dans la mise en valeur des barthes. Le fait d'être dans un milieu contraignant, les populations se sont toujours soudées autour de la terre, un peu contre l'eau... C'est vrai que les jardins débordent de l'enclos, et c'est vrai dans l'ensemble de la région mais ça se voit principalement dans le pays d'Orthe, surtout sur les chemins de halage. La végétation horticole déborde de l'autre côté de la route et vient jusque sur la berge. Ça se voit particulièrement quand on a des plantes exotiques avec des couleurs et des feuillages imposants, par exemple, les bananiers qui se retrouvent à l'extérieur du jardin... même de loin, on peut repérer l'espace domestique par cette végétation exotique et plutôt luxuriante le long des berges.
Effectivement, les berges près des maisons sont très bien entretenues. C'est frappant l'exubérance de cette végétation qui semble venue d'ailleurs... On peut très vite être séduit, esthétiquement...
La présence des plantes paraît contradictoire. Il y a beaucoup de formes différentes de plantes, il y a cette végétation un peu exotique des jardins et, en même temps, celle qui est plutôt riveraine des cours d'eau, naturelle, spontanée, avec des saules, des aulnes qui se développent eux aussi de manière exubérante. Et, juxtaposée, la végétation cultivée, maïs, kiwis, qui est une forme végétale exotique mais beaucoup plus contenue. Puis, sur les coteaux, on retrouve une végétation méditerranéenne avec des lauriers, des espèces un peu extraordinaires par rapport au lieu où on se trouve. On n'a pas vraiment de végétations locales très originales à part celles des bords de rivière, mais, là aussi, c'est la rencontre de plusieurs associations végétales du fait d'un climat agréable et de cette présence de l'eau toujours très importante.
Il y a également les forêts... les pins sont plus éloignés, finalement, du pays d'Orthe.
Il faut passer le coteau nord pour s'approcher de la forêt de pins. Puisqu'on est sur un territoire humide, le pin est un peu exclu de cette organisation. Dans les barthes, on trouve plutôt des peupliers qui reprennent la typologie de la forêt de pins avec des alignements plantés. Ce sont des arbres faciles à cultiver, qui poussent très vite et qui se satisfont très bien des conditions d'humidité. Un champ de peupliers, c'est exactement le même principe qu'un champ de maïs. Toute la barthe basse, qui, autrefois, était réservée à la pâture des chevaux, tend à devenir des peupleraies, ce qui tend à uniformiser le paysage dans les barthes basses. Si on caricature, l'évolution la plus rentable de ce pays serait d'avoir des champs de maïs sur la partie la plus haute et des champs de peupliers sur la partie basse. On se retrouverait donc avec ces deux entités.
En fait, cet équilibre dont on parle pourrait basculer et glisser vers la monoculture...
De la monoculture intensive basée sur un système économique de production, c'est vrai que là, on n'est pratiquement plus dans du paysage. Et le regard sur ce paysage, est-ce qu'on va s'y intéresser s'il n'y a plus que des champs de maïs et des champs de peupliers ?...
C'est difficile d'imaginer que la diversité locale pourrait se réduire à un marché qui paraît peu adapté à l'originalité du territoire. Lorsqu'on parle de paysages anthropisés ou anthropiques, on parle de cette relation de l'homme avec son paysage ?
En Europe, on parle de l'ensemble des paysages puisqu'il n'y a pas de territoires où l'homme ne soit pas intervenu, ne serait-ce que par l'agriculture. Un paysage anthropique, ce serait le résultat d'une mise en valeur d'un territoire par l'homme. En général, ce sont des paysages transformés, des paysages urbanisés, agricoles... Ici, tout le site a été bouleversé par l'action de l'homme et, principalement, sur un territoire qui avait une contrainte naturelle forte. Contenir le cours d'eau, drainer les terres sont autant de traces de l'impact de l'homme sur un milieu difficile à approprier. Aujourd'hui, la "nature" peut reprendre un peu de place à travers des pratiques liées au tourisme, à la découverte... C'est peut-être par ce biais-là que l'équilibre peut se faire si on veut respecter ces paysages. L'intérêt, ce n'est pas d'exclure la maïsiculture, ce n'est pas le propos, mais de tendre vers un équilibre entre l'activité agricole, l'urbanisation, les milieux humides et le cours d'eau. Ce sont des préoccupations écologiques qu'on retrouve sur tout le territoire mais, ici, c'est particulièrement fort car, à certains endroits, les cultures de maïs viennent contre le cours d'eau.
Photographiquement parlant, je me suis un peu butée contre le maïs de l'été, très haut et très vert, les plantations sont très serrées par rapport à celles du kiwi qui a une certaine élégance...
Le kiwi, on peut s'en approcher tandis qu'un champ de maïs, c'est très fermé, c'est un mur, on ne peut pas y entrer, on est obligé de le contourner... les parcelles sont très grandes, c'est presque architectural, presque construit...
C'est exactement ça et, du coup, notre perception en est plus figée, on reste un peu extérieur à la matière, le mur nous renvoie à notre propre pensée.
C'est un peu plus abstrait comme culture.
Finalement, dans ce que je recherchais, j'ai préféré travailler à la lisière du champ, à l'intervalle saisonnier, sur ce qu'il reste, ce qui nous est laissé à voir...
Le paysage est plus pertinent en hiver, plus paisible, on a de grandes ouvertures. En été, on est un peu englouti par l'omniprésence du maïs.
C'est comme un labyrinthe...
On perd la qualité originale du paysage des barthes. La qualité de ces paysages vient du fait qu'ils ont été mis en valeur, notamment par les plantations le long des canaux, qui n'ont pas toutes disparues mais dont la majorité a disparu avec le remembrement. L'intérêt de ces paysages résulte de l'équilibre que l'homme a pu apporter avec la mise en place des canaux, les alignements de platanes, la présence des fermes... C'est tout un système basé sur l'activité agricole mais qui respectait quand même le fait d'être dans un milieu humide... le fait également de tirer parti de cette contrainte à travers, par exemple, l'utilisation de l'osier, la chasse à la tonne et tout un ensemble de pratiques liées à l'eau... Actuellement, les champs de maïs s'opposent à des espaces moins entretenus, des friches. C'est un autre type d'évolution, c'est-à-dire, qu'avec une végétation qui pousse très vite, les paysages se transforment et, parfois, se referment.
Par rapport à cette végétation exubérante, un moment donné, la nature se met à devenir folle, à prendre de l'espace partout, à prendre la lumière... et lorsque l'homme intervient, il y a une alternance où chacun reprend le dessus à son tour et, forcément, s'il y a intelligence, il y a équilibre...
Mais toute la qualité des paysages, ici, vient de cette confrontation entre la nature et l'homme. Elle vient aussi d'interventions assez subtiles autour de l'organisation des canaux, l'idée de construire plutôt au bord de l'eau, de laisser le territoire à l'agriculture... C'est vrai que cette confrontation enrichit beaucoup les perceptions du paysage des barthes. Il ne faut pas que l'un ou l'autre prenne le dessus. C'est intéressant d'avoir cette contradiction dans le paysage, et cette contradiction, on la retrouve dans le fait qu'on a une image assez sereine de ces paysages...
Quand on reste longtemps dans certains lieux, il y a un phénomène d'immersion. On est dans un rapport direct à l'espace. C'est particulièrement marqué dans cette zone située dans la barthe de Clémence où il y a un territoire assez vaste avec des lacs de tonne pour la chasse aux canards. On est dans une réalité mystérieuse et, même si on ne pratique pas la chasse, c'est comme si on était à l'affût...
Il y a surtout l'absence de bruit, ça se retrouve à peu près sur tout le territoire des barthes sauf à proximité des villages ou à la période du ramassage du maïs mais, en général, il y a très peu de bruit dans ces endroits car il n' y a pas beaucoup d'habitations. C'est assez étonnant de se retrouver dans un lieu où il n'y a pas de bruit extérieur.
Dans ma démarche, je voulais être dans le paysage, être à hauteur, en tout cas, ne pas le surplomber. C'est l'association des points de vue qui donne aux images à la fois une autonomie spatiale et une confrontation des éléments les uns par rapport aux autres.
Le paysage a une réalité scientifique à travers la manière dont les milieux évoluent... il y a aussi un regard de connaissances liées à la géographie, l'écologie... Parallèlement, la photographie apporte du sens et traduit un regard tout en se détachant de cette réalité physique, un regard lié aux sensations qu'on éprouve quand on est sur ce territoire...
Oui, bien sûr, il y a l'idée de répondre à une sensation puisqu'un paysage n'existe qu'à partir du moment où il est observé... mais ce n'est pas seulement une façon de voir, c'est aussi une façon de prendre possession de la nature, d'intervenir sur le paysage, de "l'artialiser"... Renouveler une expérience du paysage où l'émotion réactive des formes et des modèles déjà inscrits en soi se matérialise par une proposition de lectures, une lecture...