Les paysages de Brigitte Olivier
par Larisa Dryansky
Le beau mot de paysage suscite immanquablement un sentiment de paix et de plénitude. En lui coexistent, pourtant, des significations très différentes et même divergentes que l'on peut, en Occident du moins, regrouper selon deux grandes tendances. A priori antinomiques, leur distinction s'appuie sur la place accordée à l'homme. Dans un cas, le paysage est en quelque sorte le synonyme de la nature. C'est un décor vierge de toute présence humaine mais dont la splendeur intacte se forme en même temps comme tableau pour la délectation d'un spectateur. À l'opposé, on y voit aussi le lieu de la rencontre entre l'homme et le milieu naturel. Ce dernier sens est conforme à l'étymologie qui fait de paysage un dérivé de pagus - bourg ou village en latin - et le rattache à « pays », un terme désignant un espace façonné autant par les éléments naturels que par l'histoire, et qui est tout à la fois un socle de subsistance matériel et le berceau d'une culture immatérielle.
Dans son portrait du Pays d'Orthe, Brigitte Olivier fait ressentir avec beaucoup de délicatesse toutes les nuances du paysage. Depuis de vertes pousses de prêles, dont l'enchevêtrement compose sous l'œil de la photographe une dense tapisserie à l'apparence quasi exotique, jusqu'au verger qui s'épanouit parmi les fleurs au bord d'un sentier, Brigitte Olivier passe de l'imaginaire de la selve à la poésie de la campagne. Elle parvient ainsi à traduire l'identité mouvante de ce pays en particulier, terre gorgée d'eau, aux contours insaisissables, et qui paraît parfois flotter dans une atmosphère irréelle.
Produit d'une époque contradictoire dans laquelle le romantisme croise le positivisme et l'expansion industrielle, la photographie a beaucoup fait pour perpétuer le mythe de l'arcadie ou de l'éden. Aux États-Unis, notamment, les images des contrées sublimes de l'Ouest rapportées par les photographes explorateurs de la seconde moitié du dix-neuvième siècle ont joué un rôle non négligeable dans la décision politique de créer les premiers parcs nationaux. La photographie de paysage devient dès lors le genre américain par excellence. En Europe, au contraire, après l'âge d'or des pionniers, la représentation paysagère tend à se galvauder. En dehors d'exceptions remarquables comme les parcs mélancoliques d'Eugène Atget, ou les vues topographiques d'Albert Renger-Patzsch, on retient surtout des images d'un bucolisme sirupeux ou bien, plus contestables encore, des clichés exaltant le terroir et une vie paysanne censée être le conservatoire de valeurs saines.
C'est dans les années 1970, dans un contexte de crise sociale, politique et économique que la photographie de paysage connaît une renaissance décisive. La prise de conscience écologique qui va croissant depuis le début de la décennie précédente y est pour beaucoup. Mais, contrairement à leurs prédécesseurs, les nouveaux mouvements photographiques se détournent des sites où la nature est préservée pour montrer la réalité paysagère contemporaine. En témoignent les œuvres des photographes américains, tels Robert Adams ou Lewis Baltz, qui se rattachent au courant dit « New Topographics ». Ressentant une authentique douleur face à la dégradation de l'environnement grignoté par une urbanisation galopante et souillé par la pollution, ces artistes ne se contentent pas de condamner ce qu'ils voient. Adoptant la neutralité du constat, ils cherchent à retrouver une transcendance dans des paysages irrémédiablement abîmés. La beauté ascétique de leurs images est, toutefois, problématique. Ne nous font-ils pas ainsi, à l'encontre même de leurs intentions, accepter l'inacceptable, substituant à l'idéal caduque une poésie noire qui n'est pas davantage conforme à la réalité ?
Certaines de ces interrogations se retrouvent parallèlement en Europe. D'importantes campagnes photographiques sont lancées en Italie et en France avec pour tâche spécifique de documenter le paysage contemporain. En France, la Mission photographique de la DATAR cherche dans les années 1980, à travers les travaux de vingt-huit photographes français et étrangers, à dessiner le visage d'un territoire profondément bouleversé depuis l'après-guerre. La diversité voulue des approches interdit que l'on puisse voir dans ces travaux un mouvement bien défini. Mais de Raymond Depardon à Sophie Ristelhueber, en passant par Robert Doisneau, Suzanne Lafont, Gabriele Basilico et bien d'autres encore, il se dégage de la Mission une commune philosophie, ou plutôt un air du temps marqué par la conscience très forte des blessures infligées au paysage. D'où une certaine âpreté qui ressort de l'ensemble des images.
À cet égard, l'on pourrait dire des photographies de Brigitte Olivier qu'elles appartiennent à un moment où la relation à l'environnement semble apaisée. Cette déclaration paraîtra éminemment paradoxale. Alors que la sonnette d'alarme du réchauffement climatique est devenue le leitmotiv de nos vies pressées, comment parler d'apaisement ? C'est que les pôles de la dialectique homme / paysage sont moins nettement fixés qu'avant. Les lignes de partage entre la ville et la campagne semblent même en voie de dissolution, la ville devenant un réservoir de biodiversité, tandis que la part de l'élément humain dans le façonnage de la nature est de plus en plus reconnu comme un élément précieux, un patrimoine en soi. Il y a là la reconnaissance que le paysage n'est pas une entité fixe et que sa préservation non moins que sa modification demandent une approche subtile et des gestes discrets.
Brigitte Olivier dit d'elle qu'elle « ne sait pas photographier de loin ». Cela n'est pas tout à fait exact ainsi que le montrent les quelques beaux plans larges de la rive de l'Adour à Port-de-Lanne, du pont de Marquèze ou d'une étendue où courent des herbes folles, près d'un lac de chasse à la tonne où se prend le gibier d'eau. Mais cette déclaration traduit bien la méthode de la photographe qui passe par l'immersion dans le paysage. Il est vrai que dans le cas du Pays d'Orthe cette démarche est aussi dictée par les conditions du terrain. Le morcellement de ce territoire au croisement des Landes et du Pays Basque, composé selon la paysagiste Maïté Fourcade de « plusieurs petits pays qui viennent se rencontrer », fait qu'il n'y a pas à proprement parler de « points de vue » possibles. Non que les images de Brigitte Olivier abolissent la distance. Si la photographe déclare également qu'elle est davantage portée par ses « sensations » que par une recherche documentaire, son travail n'est pas subjectif. L'acuité de ses perceptions est tout au service de la réalité qui s'offre à elle et dont elle nous fait partager en retour les gradations les plus fines.
Il ya une douceur dans les photographies de Brigitte Olivier. Dans son Éloge de la fadeur, le philosophe François Jullien, s'appuyant sur la pensée chinoise, a su déployer l'infinie richesse d'une notion qui pour les Occidentaux est entourée de connotations péjoratives. Loin des oppositions tranchées qui structurent notre vision du monde, cette « fadeur » n'implique ni mollesse ni passivité mais la possibilité d'une ouverture sur l'harmonie qui est au cœur de l'univers. La qualité des images de Brigitte Olivier a quelque chose de cette conception d'un fonds indifférencié des choses dans lequel se trouve la clef d'une approche du réel qui ne trahisse rien de sa complexité. De ses photographies l'on pourrait dire ce que François Jullien écrit d'un paysage peint au quatorzième siècle par le maître chinois Ni Zan : « Rien ne cherche à inciter et séduire, rien ne vise à fixer le regard ou forcer l'attention, et pourtant ce paysage existe pleinement comme un paysage . »
Dans la culture classique chinoise, la peinture de paysage était le grand art des lettrés précisément en ce qu'elle prenait pour sujet la rencontre de l'homme et du cosmos. La rencontre, telle est aussi l'idée maîtresse qui a guidé Brigitte Olivier dans l'accomplissement de son projet photographique. Le Pays d'Orthe est un paysage de confluences. Grande confluence - « la » confluence ainsi qu'on la nomme ici - du Bec de Gave où les eaux préalablement confondues des Gaves réunis rejoignent le fleuve Adour. Confluences aussi, précédemment évoquées, des différents « pays » ou paysages qui s'y croisent, l'eau étant la couture fluide qui les tisse ensemble. Et enfin, confluence ou mariage de la terre et de l'eau qui se voit dans l'omniprésence de la boue et de la vase : l'eau ne cessant de déborder, remontant du sol ou sortant du lit des fleuves. Loin des clichés de l'abjection, l'objectif de Brigitte Olivier se pose sur cette vase fertile pour en faire ressortir l'aspect nourricier. Elle montre aussi comment cette matière donne une patine au paysage, l'inscrivant dans un temps long. Ainsi à Port-de-Lanne de cette vue d'un ancien bassin de radoub qui aujourd'hui témoigne de l'ancienne activité portuaire de la ville. Il est désormais envahi de plantes dont la couleur argileuse se confond presque avec celle du bassin boueux.
Meuble et mobile, ce territoire, pourtant, ne se livre pas facilement. La photographe, en l'explorant, a souvent eu l'impression de se heurter à des frontières. Les barthes, ces plaines inondables autour desquelles s'est pour une bonne part structurée la géographie du Pays d'Orthe, ne sont pas d'un accès aisé. De nombreuses images rendent compte d'une certaine difficulté d'approche, d'un sentiment d'impasse. C'est le cas de la photographie des buttes d'Aspremont. Sur ces collines surmontées d'arbres se dressait autrefois le château des seigneurs du pays. Pris en légère contre-plongée, elles deviennent une muraille. À moins que leurs flancs rebondis n'invitent à les descendre en faisant des roulades. Il y a, en effet, aussi quelque chose du regard de l'enfance dans le point de vue adopté.
L'idée de clôture se lit de même dans la photographie du rideau de peuplier, composition automnale, harmonieusement close sur elle-même. Les silhouettes longilignes des arbres y répondent comme en miroir aux sillons jonchés des restes de la récolte de maïs ; le ciel et la terre s'y divisent le monde à parts égales. Il y a également ici ou là dans cette collection d'impressions du Pays d'Orthe des murs d'enclos, des portes fermées et puis, un peu partout, l'écran d'une végétation luxuriante. On ressent la présence d'un secret. Pourtant, ce mystère n'a rien d'hostile ou d'oppressant. Au contraire, le paysage se montre ici enveloppant. Les images de Brigitte Olivier parviennent ainsi à traduire merveilleusement non pas simplement le silence, mais plus subtilement les bruits étouffés qui habitent ces lieux.
Pas plus qu'elles ne sont bavardes, ces photographies ne sont contraintes. Si l'on y ressent bien le mouvement de la recherche, ce n'est pas tel un effort. La photographe, manifestement, ne s'est pas donné d'autre consigne que de se laisser guider par le paysage lui-même. Mais, cette approche, qui requiert de l'artiste une grande réserve, est peut-être celle aussi qui exige le plus de discipline et de maîtrise. Aussi, tout comme nous avons convoqué tout à l'heure la notion de « fadeur », nous permettra-t-on, pour qualifier justement ce travail, d'user d'un terme noble et pourtant devenu d'un usage difficile dans notre langue : l'authenticité.
1.François Jullien, Éloge de la fadeur. À partir de la pensée et de l'esthétique de la Chine, Arles/Paris, Éditions Philippe Picquier, 1991, p. 19.